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Sur la Philosophie, septembre 2016

Le tout dernier recueil de textes de Gilbert Simondon, Sur la Philosophie, Puf, est maintenant disponible.

Il rassemble vingt-deux textes presque tous inédits, rédigés entre 1950 et 1980.

Préface de Frédéric Worms. Édition établie par Nathalie Simondon et Irlande Saurin

 

TABLE

I. PREMIÈRES RECHERCHES

"Introduction" (note sur l'attitude réflexive)

"Point de méthode" (note sur Individuation et Histoire de la pensée)

Recherche sur la philosophie de la nature

Cybernétique et philosophie

 

II. COURANTS ET NOTIONS

Humanisme culturel, humanisme négatif, humanisme nouveau

Voyage aux États-Unis (extraits sur le Pragmatisme)

Le progrès, rythmes et modalités

Pour une notion de situation dialectique

Négativité

Optimisme et pessimisme

Les encyclopédies et l'esprit encyclopédique

Les grands courants de la philosophie française contemporaine

Les grandes directions de recherche des sciences humaines en France

 

III. ÉTUDES D'HISTOIRE DE LA PENSÉE ET D'ÉPISTÉMOLOGIE

Épistémologie de la cybernétique

Étude de quelques problèmes d'épistémologie et de théorie de la connaissance

Histoire des sciences et histoire de la pensée

Sciences de la nature et sciences de l'homme

Introduction à une épistémologie généralisée. Optimisation

 

IV. PORTÉE PHILOSOPHIQUE DE LA TECHNIQUE. TEXTES INÉDITS, COMPLÉMENTAIRES À DU MODE D'EXISTENCE DES OBJETS TECHNIQUES

De l'implication technologique dans les fondements d'une culture

L'objet technique comme paradigme d'intelligibilité universelle

L'ordre des objets techniques comme paradigme d'universalité axiologique dans la relation interhumaine (Introduction à une philosophie transductive)

Annexe sur la démarche analectique

 

EXTRAITS

Premières lignes de "Introduction", p. 19

Une attitude réflexive doit commencer par éviter de postuler une appartenance ou une fin déterminée au moment où elle commence à exister et essaye de se définir. Une philosophie qui accepterait d'être définie par un qualificatif tel que "chrétienne", "marxiste", "phénoménologique", trouverait la négation de sa nature philosophique dans cette détermination initiale.

Or il semble que l'évolution récente des courants d'idées ait presque entièrement fait disparaître la philosophie réflexive au profit d'un certain nombre de pensées qui se présentent comme philosophies et qui sont plutôt, en fait, des utilisations des coutumes de pensées acquises dans la pensée philosophique au profit d'une cause déjà définie avant le moment où la pensée commence à s'exercer, qu'une réflexion directe et libre. Depuis que les méthodes d'action de l'homme sur le groupe au moyen de l'information dirigée se sont imposées dans la plupart des régimes politiques, la pratique de la pensée philosophique a trouvé un emploi dans la défense de tel ou tel "intérêt spirituel". Cette recherche d'un emploi dans la société temporelle semble définir un affaiblissement du sens philosophique, une démission devant l'échec. Il y a du désespoir dans cette course à l'intégration immédiate, dans cette recherche de réussite à tout prix. La seule pensée qui se reconnaisse le droit de rester réflexive, et qui exprime même vivement cette exigence, est la pensée scientifique ou la recherche érudite. Toutes les pensées traditionnellement considérées comme littéraires sont orientées par une préoccupation politique ou religieuse. L'idéal du clerc semble avoir disparu ou ne pouvoir convenir qu'à une pensée peu sérieuse, parce que non engagée.

Il est parfaitement vrai que l'engagement vital est une source inépuisable de sérieux, mais il n'est pas sûr que cette qualité d'authenticité puisse se transposer directement en pensée explicite selon une systématique intellectuelle déjà classée et connue. La traduction explicite d'une pensée implicite engagée risque d'être abstraite malgré la force de la position concrète qu'elle veut exprimer: rien ne garantit l'authenticité de la transposition.

Il convient selon nous de rechercher d'abord à quelle condition une pensée réflexive peut se considérer comme concrète: c'est qu'elle soit animée d'une force interne aussi grande que les expériences qu'elle réfléchit. (...)

 

Extrait de "L'ordre des objets techniques comme paradigme d'universalité axiologique dans la relation interhumaine (Introduction à une philosophie transductive)", P. 435

L'acte libre est celui qui n'est intelligible que dans le domaine de réalité qu'il institue. La conformité de l'action à la norme extérieure, ou la conformité de l'action à la norme intérieure ne font pas l'acte libre; un acte qui, avant d'être accompli, est déjà conforme à une norme ne peut être libre; la normativité de l'acte libre est optative: l'acte vise et postule cette synergie des deux normativités; il la situe au point de fuite de la normativité constituante et de la normativité constituée; l'acte fait apparaître un ordre de réalité dans lequel sa justification pourra être découverte; tout acte est un emprunt, un postulat envers une normativité non encore construite; l'acte est débiteur de sa justification envers l'ordre qu'il vise à instituer, comme l'invention technique qui crée les conditions de possibilité de l'objet qu'elle institue. Un pur individualisme et un pur sociologisme font évanouir la liberté de l'acte. Un acte qui peut s'expliquer avant d'être accompli n'est pas un acte, parce qu'il n'institue pas de relation entre deux normativités; il n'est qu'un pur symbole, une affirmation de valeurs, un langage inactif. L'acte est un accomplissement transindividuel et transtemporel qui a un degré ontologique de consistance. L'acte gratuit ou l'acte traditionnel ne sont que des fantômes. L'acte véritable est de même nature que l'invention technique. Ainsi peut s'édifier une doctrine de l'acte libre pour laquelle la responsabilité ne peut être pensée selon la pure intention ou selon le résultat objectif de l'acte pris comme événement dans le cours de la vie d'une société: l'objectivité et la subjectivité sont impuissantes à poser la responsabilité de l'acte, parce qu'elles le réduisent au fait ou à l'intention, parce que ce sont les termes de la relation et non l'activité de la relation elle-même que l'on saisit dans l'objectivité du fait ou dans la subjectivité de l'intention.

 

Extrait de "Etude de quelques problèmes d'épistémologie et de théorie de la connaissance", p. 213

(...) Il faut donc dire que le relativisme kantien ou positiviste introduit une disjonction entre le régime de la théorie de la connaissance et celui de la théorie de l'action; cette disjonction s'est maintenue jusqu'à nos jours; on la rencontre dans le pragmatisme, dans l'utilitarisme, et même dans l'existentialisme; le marxisme aussi accepte cette disjonction.

En conclusion, il semble possible d'affirmer qu'aucune théorie de la connaissance ne peut être faite sans être en même temps une théorie de l'être, et même une théorie de l'action. Mais jusqu'à ce jour toutes les doctrines donnent le primat à l'un de ces aspects, et lui subordonnent les autres.

 

Extrait de "Le progrès, rythmes et modalités", p. 98

Ce qui importe, donc, c'est de voir que le problème du progrès, c'est le problème du moteur du progrès. À travers l'idée du rythme du progrès, des modalités du progrès, il y a quelque chose de plus profond, à savoir celui du moteur, la question du moteur du progrès. Que le progrès avance par opposition adversative, dichotomie donc et double frénésie, ou bien qu'il avance par rythme triadique, cela n'a pas une importance extrême. Mais ce qui en a beaucoup plus, c'est de savoir ce qui fait que le progrès existe. Est-ce la négativité ou non? C'est là qu'il y a une différence. Alors qu'habituellement, dans la pensée commune, dans la pensée vulgaire, on oppose les doctrines qui sont des doctrines du progrès aux doctrines qui sont des doctrines de l'immobilisme, du non-progrès, de l'inexistence du progrès, de la vanité du progrès, ainsi de suite, je crois que si on veut faire quelque chose d'efficace et de valable au niveau philosophique et même dans les autres domaines, c'est en réalité l'opposition entre les doctrines négativistes du progrès - type Hegel, Marx - et les autres doctrines du progrès qu'il faut fonder. C'est au niveau du moteur du progrès qu'il faut fonder son étude: savoir si la lutte des classes, cela fera vraiment avancer, ou pas. C'est cela qu'il faut savoir, savoir si la négativité est ou n'est pas le moteur du progrès, si la douleur est ou n'est pas le moteur du progrès, pour l'individu. (...)